J’ai récemment terminé Épépé de Ferenc Karinthy, un roman très déroutant qui avait piqué ma curiosité dans les rayonnages d’une librairie de Montpellier en vacances, c’est dire ! Si l’intrigue m’a tenu en haleine, c’est surtout par la façon dont l’auteur (hongrois !) a le génie de nous plonger dans un état de désorientation extrême. Épépé raconte le cauchemar d’un linguiste émérite parti pour un congrès, qui atterrit par erreur dans une ville totalement inconnue ou ni la langue, ni la culture, ni même l’environnement urbain devenu pourtant si universel ne vont pouvoir l’aider. Attention, roman descriptif à outrance, mais extrêmement intéressant pour retrouver un peu conscience de ses propres repères, voici donc mon humble avis sur Épépé.
L’histoire d’une désorientation totale
Comme Budai, je me suis retrouvé à chercher du sens dans un monde où chaque détail vous échappe. Il est plongé dans une ville surpeuplée, dont les habitants semblent fonctionner selon des règles qui lui échappent complètement. Le sentiment d’isolement que Budai ressent est palpable à chaque page, et nous sommes entraînés dans cette spirale de confusion qui paraît interminable.
« Ce n’était pas seulement la langue qui lui échappait, c’était tout le système, les règles non écrites, la logique de cet univers étranger. Chaque geste, chaque mot devenait une énigme insoluble, et plus il essayait de s’adapter, plus il s’enfonçait dans cette incompréhension grandissante. »
Dans ce sens, Épépé rédigé en 1970 donne à voir un monde où tout est rebattu. La communication est d’ailleurs impossible, puisque ni la langue (alors que Budai est linguiste de renom), ni la communication écrite, les numéros de téléphone, les codes couleur du métro… ne sont les mêmes. Cette incommunicabilité est au cœur du livre et marque à mon sens le génie du roman : moi aussi je n’y comprends rien en lisant, moi aussi je suis perdu, moi aussi je m’énerve quand pour la 1001e fois, Budai rend la clé de sa chambre, puis la reprend chaque jour dans ce hall d’hôtel que l’on finit par imaginer dans sa moindre moulure. Il y a un peu de ces films qui jouent sur une journée qui se répète sans fin, dégageant frustration et malgré tout, détermination.
Une écriture minutieuse, immersive et … enrageante !
Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est la manière que l’auteur a de transmettre la perte de tout sens commun par l’écriture riche, dense, opaque et qui donne presque physiquement l’impression de tourner en rond ! Une jolie façon de faire le parallèle de la perte de repères dans notre société moderne. La quête de Budai pour comprendre un ville étrangère en tous points n’est pas sans rappeler la difficulté que nous avons parfois à trouver du sens dans un monde où l’information est omniprésente, mais où il devient de plus en plus difficile de se sentir en phase avec ce qui nous entoure. En tant que communicant, c’est une véritable FAQ géante. Comment fait-on pour s’orienter ? Quelles habitudes avons-nous tous en arpentant un aéroport ? Comment fait-on sans la bible numérique que sont devenus internet et les smartphones ?
La richesse descriptive de Karinthy rend l’accès au roman difficile, mais révèle un véritable joyau de vocabulaire, même si c’est évidemment une traduction. Tout est décrit avec minutie : les rues étroites, les foules pressées, les gestes anodins des habitants. Ce souci du détail est crucial dans un livre où l’intrigue repose sur l’incapacité du personnage à trouver des repères. Chaque détail devient une clé potentielle pour Budai, qui tente désespérément de donner du sens à ce qui l’entoure.
Le redondance des actions, rendant presque la lecture étouffante, m’a parfois poussé à mettre le livre de côté avant d’y revenir plusieurs fois, je dois bien l’avouer. Je m’entends encore pester : « À ce rythme là, je suis prêt à parier qu’on ne saura jamais où il a bien pu débarquer ». Mais, tenons bon, l’écriture est certes frustrante, mais elle l’est au point qu’elle nous force à dévaler les lignes. En y réfléchissant, cette lenteur ne serait-elle pas volontairement destinée à refléter l’état d’esprit de Budai ? Nous partageons son désespoir, son épuisement à mesure que les détails s’accumulent sans offrir de réponses claires…
Un guide idéal de la définition d’un territoire
J’ai tiré de nombreux enseignements de ce livre. On cherche comme Budai à trouver des réponses, on enchaîne les pages, comme on exige en 2024 une information immédiate et simple. Quel communicant n’a jamais remis en question son travail à l’heure du doomscrolling, et de l’instantanéité de ChatGPT ? Tout, tout de suite. Ce roman rend parfaitement compte du fait qu’il est peut-être finalement plus intéressant de prendre le temps, plutôt que de laisser la frustration l’emporter. Épépé est un roman exigeant, mais qui récompense le lecteur par sa profondeur et sa capacité à nous faire réfléchir sur notre propre monde.
À titre personnel, cette lecture s’est télescopée en plein travail de définition de notre marque de territoire Calais XXL. Et comment vous dire que cet exercice de déconstruction de ce tout qui fait l’identité d’une ville, sa culture, ses signes, jusque dans ses codes les plus élémentaires, donne d’excellents réflexes quant il s’agit de prendre du recul ! Je me suis pris à citer régulièrement la situation de mon compère Budai, comme si les visiteurs de notre territoire arrivaient eux aussi sur une toute autre planète. La richesse du vocabulaire, le regard porté sur les symboles devenus évidents, ou les détails insignifiants de son parcours amènent humblement à revoir sa propre définition de marques. Prendre le temps d’analyser, de comprendre et de décoder est essentiel pour construire des stratégies durables et des parcours qui limitent au maximum le bruit et en offrant des repères clairs.
Si vous êtes à la recherche d’un livre qui vous pousse à réfléchir, à questionner l’évidence tout en explorant la complexité de la condition humaine moderne, foncez ! Et peut-être que, comme moi, vous saurez tirer de ce bijou de 1970, de vraies réponses aux enjeux de notre époque.
On ne me refera pas, j’ai craqué pour l’esthétique des couvertures des éditions Zulma (oui, bon, et alors ?) et forcément pour ce résumé qui intriguerait à toute époque. Au besoin, je le prête volontiers, mais vous pouvez le trouver ici. Merci à la librairie Gilbert Joseph de Montpellier pour la suggestion !